Une
bataille dans le surmonde, dans la meilleure tradition de
La Tour
interdite.
La terrible famille Aldaran
est impliquée. Comment s’en étonner ?
6. RONGÉ DE L’INTÉRIEUR
de Margaret Carter
Viens immédiatement si tu veux sauver ton fiancé.
Une prêtresse d’Avarra, se dit Kyrie, n’utiliserait pas un langage aussi extravagant à la légère. Et encore moins Damrys, la sœur aînée de Kell, dont Kyria se souvenait comme de la femme la moins imaginative et la plus raisonnable qu’elle ait jamais connue. Pourtant, le message énigmatique qu’elle avait reçu moins d’une décade plus tôt avait fait à Kyria l’impression d’un extrait de ces ballades qu’on chante au coin du feu pour faire peur aux enfants. Je suis venue voir mon frère et je Vai trouvé comme possédé. Personne ne parvient à établir un contact avec lui, mais tu pourras peut-être réveiller sa vraie nature.
Cette affaire est trop étrange et complexe pour l’exposer par écrit Ensuite, cet appel urgent – puis plus rien.
Kyria serra la bride à son chervine et leva les yeux sur le château de Kell, impressionnante forteresse juchée en haut d’un pic. Elle rejeta en arrière une boucle rousse tombée sur son front. Malgré la neige couvrant le sol, elle transpirait tant la chevauchée l’avait fatiguée. Le serviteur qui l’accompagnait en guise de garde du corps dit avec hésitation :
– Il faut continuer, Domna. La nuit approche.
Elle jeta un bref regard sur sa silhouette familière.
– Très bien, Garris.
Elle éperonna sa monture qui attaqua au pas la montée vers le donjon. Kell lui avait manqué ces derniers mois, depuis qu’il avait quitté la Tour pour assumer le gouvernement d’Aldaran après la mort inattendue de son père. Si tout s’était bien passé, Kyria n’aurait pas revu Kell Jusqu’au mois suivant, au jour fixé pour leur mariage. C’était un mariage arrangé par leurs parents respectifs pendant leur enfance, mais elle l’envisageait sans répugnance. Son père, petit vassal du Seigneur Aldaran, était trop bon pour ber sa fille di catenas avec un homme qu’elle aurait connu un quart d’heure avant la noce. Dès que Kell et Kyria étaient victorieusement sortis de la maladie du seuil – il en avait souffert beaucoup plus qu’elle –, le garçon avait été envoyé en tutelle chez le père de Kyria. Le temps qu’ils entreprennent tous deux le long voyage vers la Tour de Neskaya, pour y servir leur temps dans le cercle, ils étaient à moitié amoureux l’un de l’autre. A la Tour, n’étant pas contraints à la chasteté, ils avaient exploré et approfondi leur affection. Puis le vieux Seigneur Aldaran était mort, et les amants avaient dû se séparer temporairement.
Au souvenir de la délicate main à six doigts de Kell caressant son corps, les seins de Kyria se durcirent. Cette visite aurait été joyeuse, n’était le message de Dame Damrys. S’il était en danger, je le saurais, c’est certain. Mais cette pensée relevait de la sottise romantique. Le laran de Kyria n’était pas assez puissant pour les rapports à longue distance, quelle que fût la force de celui de Kell. Au moins, je serai fixée quand je le verrai, se dit-elle pour se réconforter.
A la grille du château, un jeune garçon s’approcha en trottinant pour prendre les chervines, et Gams le suivit pour surveiller leur installation à l’étable. En entrant dans la fraîcheur du Grand Hall, la sueur qui perlait sur son visage et ses bras se glaça. Une femme grande et mince – l’épouse du coridom qu’elle avait connue lors de visites précédentes – s’avança pour prendre sa cape.
– Loué soit le Seigneur de la Lumière, vai domna. Dom Kell n’en ira que mieux.
Elle fit la révérence, inclinant la tête et approchant ses lèvres de la main de Kyria, sans la baiser.
– Il ne doit quand même pas aller si mal, Elena. Il est malade ? dit Kyria, lui abandonnant sa cape avec soulagement et s’enfonçant dans un fauteuil au coin du feu.
Elena tisonna les braises.
– Je ne saurais le dire, marmonna Elena. N’étant pas leronis, je dirais qu’il est l’objet d’une malédiction.
– Elena, tu t’oublies, dit sèchement quelqu’un paraissant sous une arche.
Quoique petite et menue, et vêtue d’un simple fourreau vert au lieu de sa robe sacerdotale, Dame Damrys dégageait une grande dignité. Elle serra vivement Kyria dans ses bras et l’embrassa sur la joue.
– Louée soit la Déesse, tu es arrivée ici sans encombre, ma sœur. Elena, apporte une tasse de vin chaud aux épices.
– Oui, vai domna, dit Elena, sortant précipitamment.
– Que se passe-t-il, Damrys ? demanda Kyria, résistant à l’envie de se recroqueviller sur elle-même pour se protéger d’un froid qui n’était pas seulement physique, Kell est tombé malade ?
– En un sens, oui. Tu possèdes un laran guérisseur, et il ne me laisse pas l’approcher pour un examen approfondi. Peut-être que toi… je sais comme tu es têtue quand il le faut…
Damrys s’interrompit car la femme du coridom revenait avec le vin chaud.
Kyria referma les deux mains sur le gobelet, acceptant avec philosophie ce compliment équivoque, et attendit que Damrys continue.
– Mais tu devras d’abord le persuader de renvoyer Edric. Kell n’écoute plus aucun de nous, et comme il est Seigneur du Domaine…
– Edric Alton ? l’interrompit Kyria d’un ton acerbe.
– Je vois que tu n’as pas plus confiance que moi en notre cousin, dit Damrys. Oui, lui-même.
Edric avait séjourné à la Tour en même temps que Kell et Kyria, mais il l’avait quittée avant son temps pour une raison qui n’avait pas été rendue publique.
– Je ne sais rien de précis concernant son discrédit, mais il paraît qu’il s’était querellé avec notre Gardienne.
– C’est peu dire, remarqua Damrys avec dédain. Edric a défié la Gardienne de Neskaya et a été exclu du cercle pour avoir refusé d’observer les précautions élémentaires dans l’usage du laran.
– Et il est ici en ce moment ?
– En qualité de bredu et de conseiller de confiance. Je n’aurais jamais cru que mon frère se laisserait mener par le bout du nez si facilement, dit Damrys, branlant du chef. Enfin, je ne vais même pas essayer de t’expliquer ce qu’Edric a fait à ton fiancé. Tu verras par toi-même.
Kyria but encore quelques gorgées de vin et posa son gobelet sur la cheminée.
– Eh bien, allons-y.
– Tu es prête ? Tu ne veux pas d’abord aller dans ta chambre pour te rafraîchir ?
– Je veux voir Kell, dit Kyria, dissimulant son irritation croissante devant les manières évasives de Damrys.
Malgré la confiance qu’elle affichait à l’égard de Kyria, Damrys, à l’évidence, considérait encore son frère et sa fiancée comme des enfants qu’il fallait protéger.
Damrys la précédant, elle traversa la salle dallée, monta un étroit escalier en spirale – ainsi construit pour décourager les intrus à une époque de petites guerres incessantes – menant aux chambres.
– Il n’est pas sorti depuis son retour au château, remarqua Damrys, et il quitte rarement sa chambre.
Damrys frappa à la porte de Kell, qu’elle ouvrit après une réponse étouffée, et Kyria perçut aussitôt une odeur de renfermé. Peut-être que Kell admettait les servantes aussi rarement qu’il sortait. Les rideaux tirés, la chambre était plongée dans la pénombre, de sorte que Kyria ne distinguait pas les fenêtres des murs tendus de tapisseries. Un grand feu flambait dans la cheminée, et la chaleur était étouffante. Une lampe à huile posée sur un bureau fournissait la seule autre source de lumière de la pièce. Kell était assis devant un bureau, en robe de chambre rouille.
– Kyria ! Je ne t’attendais pas si tôt – mais par tous les dieux, je suis content, dit-il en lui tendant la main.
Traversant la chambre pour la prendre, Kyria s’efforça de dissimuler le choc qu’elle venait de recevoir et de l’empêcher de le percevoir. Kell avait toujours été mince et pâle, plus fait pour l’étude plus que pour l’équitation et la chasse. Le vieux Seigneur Aldaran, plus large d’esprit que bien des nobles pères, n’avait pas donné à son fils l’impression que c’était un défaut. Après tout, Kell n’avait pas été élevé en vue d’exploits physiques brutaux, mais pour développer son laran. A l’adolescence, ce don s’était révélé dans toute sa force, et ensuite, sa famille avait attendu avec impatience de savoir quelle forme il prendrait – chez Kell lui-même et chez les enfants que Kyria lui donnerait.
Le laran – c’est ça qui le perturbe ? Les exercices qu’il fait avec Edric ? Parfois, je voudrais n’avoir jamais entendu le mot ! Qu’est-ce que ce serait de se marier uniquement pour l’amour, et d’élever des enfants sans épier constamment en eux les signes de leur puissance future – ou de leur perte ?
Maintenant, la peau de Kell était non seulement pâle, mais tendue à se rompre sur le squelette délicat. Avait-il renoncé à la nourriture comme à la lumière ? La main qui se referma sur celle de Kyria était glacée malgré la chaleur de la pièce. Elle referma sa main libre sur la pierre-étoile qu’elle portait au cou dans son sachet de soie, et se concentra sur les lignes d’énergie puisant à travers le corps de Kell. Elles étaient pâles, atténuées, et tremblotaient sous ses yeux. On aurait dit une silhouette vide.
Il a l’air… creux.
– Tu m’as manqué, Kell, dit-elle, espérant que sa voix ne trahissait pas son inquiétude. Tes lettres n’ont pas été fréquentes.
Elle avait l’air de se plaindre, et elle ajouta vivement :
– Sans doute que te retrouver avec de si grandes responsabilités…
Il ne se leva pas pour l’embrasser, oublia de lui lâcher la main et de t’inviter à s’asseoir.
– Oui… les comptes…
Il montra d’un geste vague le livre ouvert sur le bureau. D’où se trouvait Kyria, les lignes serrées ne lui semblèrent pas traiter de la reproduction du bétail ou des loyers des métayers.
– Nous aurons une longue conversation bientôt, mon amour. Mais Edric sera là dans une minute, et nous avons beaucoup à faire. Il m’entraîne à utiliser ma pierre-étoile, dit-il, avec un nouveau geste avorté, confirmant ce dont elle se doutait. Tu te souviens de mon cousin Edric ?
Elle hocha la tête, surprise du ton chaleureux qu’il avait pris pour en parler. A la Tour, Kell n’était pas plus lié qu’elle avec Edric.
– On peut regarder ? demanda Damrys.
Kyria sursauta, ayant oublié sa présence.
– Oui, bien sûr. Kyria, je sais que ce que nous avons accompli t’étonnera.
Ses yeux brillaient d’un enthousiasme qu’il n’avait pas manifesté à la vue de sa fiancée.
– Mais maintenant, il faut que je médite pour me préparer. Reviens dans un quart d’heure.
Damrys conduisit Kyria à la chambre qu’elle occupait quand elle venait en visite. Contrairement à celle de Kell, elle avait été aérée, de sorte que le feu brûlant dans la cheminée dégourdissait seulement l’air froid entrant par la fenêtre ouverte.
– Les comptes, mais oui, dit Damrys, testant la chaleur de l’eau de la cuvette. Il les laisse au coridom et à moi. C’est un livre d’Edric qu’il lisait, une compilation des résultats d’expériences contestables sur le laran.
– Mais qu’est-ce qu’ils cherchent à faire ? demanda Kyria.
– Il vaut mieux qu’Edric t’explique ses objectifs lui-même, dit Damrys. Je ne voudrais pas t’influencer.
Elle s’arrêta à la porte pour ajouter, l’ironie du ton faisant place à l’inquiétude :
– Pourtant, j’avais prévenu mon frère que tu arrivais aujourd’hui.
Restée seule, Kyria fit une rapide toilette, puis brossa et natta ses cheveux. Elle commençait à comprendre ce que Damrys voulait dire en affirmant que Kell était « en transe ». Elle désapprouvait l’influence d’Edric sur son frère. Se rappelant Edric comme un jeune homme arrogant et inabordable, Kyria était toute prête à partager sa désapprobation, pourtant, comment pouvait-on blâmer Edric des choix de Kell ? Kell était adulte et sain d’esprit. Il pouvait aussi bien en vouloir à Damrys de le traiter encore comme un gamin.
Kyria se surprit à contempler le feu en tortillant le bout de sa natte, comme une fillette qui cherche à se rappeler sa leçon. Je perds mon temps – je connaîtrai les faits dans quelques minutes. Elle enfila le couloir jusqu’à la chambre de Kell.
Elle rencontra Damrys à la porte, et, ensemble, elles entrèrent. Kell était toujours assis à son bureau, sur lequel il n’y avait plus rien qu’une chandelle allumée. Edric était debout à quelques pas de lui, dans l’ombre. Il s’avança pour laisser la lumière éclairer son visage étroit et ses cheveux or roux. Il s’inclina devant Kyria avec un sourire pincé.
– Kyria, c’est un plaisir de te revoir.
Elle le salua de la tête sans un mot. Il ment. Il est très contrarié de me voir là. Non parce qu’il craint mon pouvoir, qu’il méprise. Mais parce que je peux représenter une distraction pour Kell.
Elle fixa les yeux sur Kell.
– Me diras-tu le sujet de cette démonstration ?
– Edric te l’expliquera mieux que moi, dit Kell. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a ouvert devant moi des profondeurs insoupçonnables. Mon amour, je ne savais pas vraiment ce qu’était mon laran avant qu’Edric ne m’apprenne.
Il posa sur Edric un regard presque adorateur, attendant que son aîné prenne la parole.
– Dame Kyria, qu’est-ce que le surmonde ? demanda Edric.
– Tu me fais passer un examen ? rétorqua-t-elle. On m’a dit que c’était une construction mentale, formée par toutes les missions collectives des esprits qui y voyagent.
– C’est ce qu’on nous a enseigné à tous. Mais suppose que le surmonde soit une réalité indépendante, ayant son caractère propre ? Suppose qu’il contienne des régions, non engendrées par l’esprit humain, jamais explorées par un voyageur humain ?
– Et alors ? dit Kyria, reportant son regard sur Damrys, dont le visage demeura impassible.
Seuls les yeux de la prêtresse trahissaient l’irritation ressentie à l’audition de ce discours si souvent rabâché.
– Et alors, railla Edric, ces régions pourraient être habitées.
– Par quoi ? dit Kyria.
Son sursaut d’étonnement arracha un sourire satisfait à Edric.
– Question intéressante, n’est-ce pas ? dit-il. Quand j’ai trouvé la porte de ces régions, je ne me doutais pas qu’il y avait… des habitants. Bien que nous les ayons souvent contactés, eux ou ça, nous n’avons pas encore une idée claire de leur caractère.
– Ça ? Prétends-tu que tu as vu – communiqué avec – quelque intelligence non humaine ?
– Il ne prétend pas, c’est une certitude, intervint Kell. Kyria, il s’agit de l’expérience la plus exaltante…
Elle l’interrompit.
– Que veux-tu dire par « porte » ?
Elle pria mentalement que sa réponse ne fût pas celle dont elle se doutait.
– N’est-ce pas pour y assister que tu es là ? dit Edric, suave. Kell, tu es prêt ?
Le jeune homme hocha la tête et prit la pierre-étoile suspendue à son cou par une chaînette, et l’éleva dans ses deux mains, comme une offrande sacrificielle, dans le cercle de lumière projeté par la chandelle. A sa lueur, des étincelles bleues jaillirent du cœur de la pierre.
Détachant ses yeux de l’inquiétant tournoiement lumineux, Kyria les reporta sur Kell. Elle saisit sa propre matrice, priant d’être assez forte, tandis qu’Edric se plaçait derrière Kell, les doigts sur ses tempes. Immédiatement, la respiration de Kell se ralentit et s’approfondit. Ses yeux devinrent vitreux, et les courants d’énergie parcourant son corps se brouillèrent, s’affaiblirent. Kyria n’avait jamais vu personne entrer en transe si vite et si profondément. Elle prit une profonde inspiration, essayant de se déconnecter de son amant, et de le regarder d’un œil de guérisseuse.
Les mains de Kell reposaient mollement sur le bureau, les muscles de son visage étaient flasques. Il ressemblait à un bonhomme de neige fondant au soleil. Ses lignes de force devinrent floues, et une brume bleu-violet sembla s’élever de sa forme immobile. Au même instant, Kyria sentit l’air vibrer, comme si l’atmosphère s’était cassée, telle une corde trop tendue. Les rideaux et les tapisseries ondulèrent, et pourtant, vu la chaleur suffocante, Kyria savait que les fenêtres étaient fermées. Une bûche tomba du tas de bois et roula jusqu’au centre de la pièce. Un livre posé sur la cheminée s’éleva en l’air de plusieurs pieds, et retomba à terre. Damrys l’évita avec aisance, comme si elle avait vu ce phénomène plusieurs fois et qu’il ne fût guère dangereux comparé à ce qui allait suivre.
Le brouillard exsudé par un Kell en transe s’épaissit et se solidifia. Il semblait essayer de prendre une forme, mais une forme qui changeait constamment. Kyria crut apercevoir des mains, ou peut-être des griffes, puis les pattes d’un insecte, puis un œil à nombreuses facettes, enfin trois yeux disposés en triangle. Elle arracha son regard à cette vision et le reporta sur Kell. Ses lignes d’énergie étaient presque imperceptibles. Un fluide ressemblant à un éclair lent suintait de lui en direction de la créature – si toutefois c’était bien une créature vivante. Sondant l’esprit de Kell, Kyria ne trouva que du vide.
Oui, il est creux – cette chose le ronge, de plus en plus à chaque seconde, et ne laisse qu’une cosse vide.
Elle se força à contacter l’esprit de la chose – si toutefois la chose en avait un. Elle sentit un maelström de faim dévorante, et se retira instinctivement, puis elle tomba dans les ténèbres.
Quand elle reprit connaissance, elle sentit que seules quelques secondes avaient passé. La brume s’éclaircissait et se retirait à l’intérieur de Kell, laissant derrière elle une odeur d’air montagnard avant l’orage. Kyria fixa les yeux glacés d’Edric.
– Combien de fois lui as-tu fait ça ?
Il haussa les épaules.
– Ce n’est rien. Ta présence nous perturbe – tu gênes la matérialisation. La vision a souvent été plus claire et est restée plus longtemps. Nous ne savons pas encore comment lui parler, mais bientôt…
– Imbécile ! ragea Kyria à voix basse, ne hurlant pas comme elle en avait envie pour ne pas bouleverser Kell.
Maintenant, l’atmosphère était redevenue normale. A sa consternation, Kell continuait à regarder dans le vide, la mâchoire affaissée.
– Sors-le de sa transe ! ordonna-t-elle à Edric.
– Ce n’est pas possible, dit-il. Mais ne t’inquiète pas, il revient à lui en son temps, et le processus ne peut pas être accéléré.
Kyria se pencha et agita une main devant les yeux de Kell. Il ne cilla pas. Elle lui souleva une main, qui resta en l’air jusqu’à ce qu’elle la repose. Elle se tourna vers Damrys, qui regardait la scène, l’air chagrin mais non surpris.
– Chaque fois, il lui faut plus de temps pour revenir à lui, dit-elle. La dernière fois, il est resté comme ça presque toute la nuit.
Edric soutint le regard accusateur de Damrys sans broncher.
– Tu es résolue à ne pas comprendre, domna. L’importance de cette découverte justifie largement le risque. Kell ne l’a-t-il pas dit lui-même ?
– Kell est un garçon égaré qui se jetterait dans le plus froid des enfers de Zandru sur un mot de toi. Viens Kyria, nous ne pouvons rien faire pour lui pour le moment.
Avec la majesté d’une femme un tiers plus grande qu’elle, elle se dirigea vers la porte en ajoutant :
– Je vais lui envoyer son valet. Je sais que tu ne feras rien pour lui, Edric.
Kyria pensa que sa future sœur se trompait sur ce point. Edric prenait sans doute grand soin de son outil. Sa tête bouillonnait encore quand elles arrivèrent à l’appartement de Damrys. Du thé les attendait dans le salon, et Damrys lui en servit une tasse avant de la laisser parler.
– Maintenant, ma sœur, dis-moi ce que tu penses de cette… découverte.
Kyria se reporta par la pensée à la scène qu’elle avait vue, tranchant dans le chaos et refoulant les craintes qu’elle éprouvait pour Kell. Elle se força à analyser les images une par une.
– Edric se ment à lui-même aussi bien qu’à nous tous, dit-elle enfin. Il croit sincèrement que ce… cette chose… est un visiteur intelligent du surmonde.
– Et tu penses qu’il n’en est rien ? dit Damrys, sans surprise.
– Ne voit-il donc pas que c’est une partie de Kell ? explosa Kyria. Un morceau de son esprit – arraché – et qui sans aucun doute acquiert plus de force chaque fois qu’il apparaît ! Et qui le dévore vivant !
Damrys approuva de la tête.
– Je soupçonnais quelque chose de ce genre, mais je n’ai pas ta sensibilité de perception. Que conseilles-tu ?
– Exactement la même chose que toi, dit Kyria, se fortifiant d’une bonne rasade de thé. Renvoyer Edric immédiatement.
Damrys aboya un éclat de rire sans joie.
– Je ne cesse de le répéter à Kell depuis un mois. Peut-être qu’il t’écoutera, toi, dit-elle, avec moins d’espoir que tout a l’heure.
– J’essaierai, dit Kyria. Dès qu’il sera assez remis pour m’écouter.
Le lendemain matin, elle se rendit dans la chambre de Kell avec cet objectif en tête. Il était dans son lit, gardé par son valet, qui avait barré l’accès à Edric et l’aurait aussi barré à Kyria s’il avait pu. Elle le bouscula pour passer, comptant sur son incapacité à se servir de la force envers une femme de la noblesse.
– Attends dehors pendant que je parlerai avec mon fiancé.
– Ce n’est guère convenable, vai domna, marmonna-t-il.
D’un regard glacé, Kyria lui rappela qu’elle n’était plus la gamine qui venait en visite au château sous la surveillance d’un chaperon.
Kyria s’assit sur le lit de Kell.
– Comment te sens-tu ?
Elle se pencha vers lui, mais se redressa en rougissant car il n’avait pas fait un mouvement pour l’embrasser.
– Je ne sais pas. Comme d’habitude, dit-il d’une voix non seulement affaiblie mais monocorde, comme si le sujet ne l’intéressait pas.
– Tu veux dire, comme d’habitude après ces… exercices ?
– Je vois que Damrys t’a parlé, dit-il. Elle n’aime pas Edric.
– Moi non plus dit Kyria. Ne vois-tu pas qu’il te tue ? Renvoie-le.
Le visage de Kell se durcit, et elle comprit que sa véhémence était une erreur.
– Kyria, ne t’y mets pas, toi aussi. Je ne veux rien entendre contre Edric. Réalises-tu ce que c’était pour moi que de grandir sans savoir si j’avais d’autres capacités que le laran ?
– Kell, c’est absurde. C’est ta maladie qui parle.
– Je ne suis pas malade. Et tu sais aussi bien que moi que j’ai été élevé pour la sorcellerie, et rien d’autre. Quand les années passaient et que les leroni disaient à mon père que j’avais un laran très puissant mais sans en connaître la nature… eh bien, Edric m’a révélé ma mission.
– D’être le lien avec des créatures d’autres royaumes, dit-elle avec ironie.
– Tu ne comprends donc pas comme c’est fascinant ?
– Je le comprendrais peut-être si c’était effectivement ce qui se passe, dit-elle. Mais ne peux-tu pas considérer la possibilité qu’Edric se trompe ? Que cette chose ne vient pas du surmonde ?
– D’où vient-elle, alors ? dit-il, l’air sincèrement curieux.
Peut-être avait-elle rétabli le contact avec lui.
Kyria prit une profonde inspiration.
– D’une partie de toi-même. C’est une projection de ton propre esprit devenu fou, et qui se nourrit de toi pour constituer sa force. Une force n’ayant d’autre but que la destruction.
Le regard de Kell se fit lointain.
– Tu parles comme Damrys. Encore un petit esprit fermé – je n’aurais pas cru ça de toi, Kyria. Il vaut mieux que tu t’en ailles.
Elle refoula les larmes de colère qui lui montaient aux yeux. Les pleurs, tactique bien féminine, ne serviraient à rien.
– Tu ne veux pas au moins tester ma théorie ? Ce ne serait que justice. Laisse-moi monitorer ta prochaine expérience.
Il hocha la tête avec indifférence.
– Tu ne pourras pas changer les faits. Ce soir, si tu veux ?
Si tôt ? Après que cette chose a dévoré une si grande partie de sa vie hier soir ? Elle se raidit d’inquiétude. Mais tenter de retarder l’expérience donnerait à Edric le temps de le faire changer d’avis.
Le soir, Kyria retrouva Edric dans la chambre de Kell, avec Damrys qui servirait de témoin. Regardant Kell par le laran et non par la vision ordinaire, Kyria fut atterrée de constater qu’il était pratiquement translucide. Comment Edric pouvait-il ignorer cet affaiblissement ? Ne pensait-il jamais qu’il pourrait bientôt perdre sa « porte » ? Ou que, si ses tentatives réussissaient, il pourrait déchaîner sur le monde une entité pire que Sharra, l’incarnation du Feu ? Kyria ne perdit pas son énergie à essayer de le convaincre de son erreur. Plus vite l’expérience commencerait, plus vite elle pourrait mettre un terme à tout le processus. Comment, elle ne le savait pas, mais elle avait décidé que cette soirée serait la dernière où Kell risquerait sa vie.
Avant l’arrivée d’Edric, elle en appela une fois de plus à la raison de Kell.
– Te rappelles-tu ce qui se passe après qu’Edric te met en transe ?
– Non, reconnut Kell. Mais je sais tout ce qui arrive.
– Par Edric lui-même, remarqua Kyria.
– Avec ma propre sœur comme témoin, rétorqua Kell.
Damrys hocha la tête à contrecœur.
– Edric n’a jamais falsifié les faits.
– Mais il les interprète à sa façon, dit Kyria.
De nouveau, Kell la regarda avec indifférence.
– En sais-tu davantage sur ces choses qu’un homme qui les étudie depuis des années ?
Kyria renonça. Un instant plus tard, Edric entra et prit son poste habituel derrière Kell, les mains sur la tête du jeune homme. Maîtrisant sa peur et sa colère, Kyria s’enfonça dans un océan de calme. Cette fois, elle ne laisserait pas ses émotions la pousser à des explosions inutiles. En quelques secondes, Kell entra en transe, et sa force vitale commença à sourdre hors de lui. Au lieu de fixer son regard sur lui, Kyria regarda l’entité se former. De nouveau, la pièce vibra. La flamme de la chandelle vacilla, et le globe de verre de la lampe éteinte se brisa. Une odeur de foudre et de métal brûlant sabra l’air.
Kyria ne céda à aucune de ces distractions. Elle remarqua que la chose se coagulait en nuage plus dense que la veille. Au lieu d’être bleu-violet, elle était d’un rouge turgescent. Dominant les autres odeurs s’élevèrent des remugles de chairs brûlées et de sang séché. Est-ce ma présence qui le pousse à une manifestation plus matérielle ? Kyria écarta cette idée. Un instant, elle reporta son attention sur Kell. Plus que jamais, il avait l’air d’un bonhomme de neige.
La chose le draine de ses forces – je dois agir.
Elle prit la décision la plus susceptible de rompre le lien entre Kell et son émanation, bien qu’elle en connût les risques. Elle toucha la pierre-étoile qui étincelait dans ses mains.
Une onde de douleur se propagea dans tout son corps. La même souffrance convulsa Kell et les nerfs d’Edric vibrèrent en écho. Baissant les veux, elle vit son corps immobile, sa main sur celles de Kell, crispées sur la pierre-étoile. Kell avait le visage pétrifié en un rictus douloureux. Debout derrière lui, Edric maintenait le contact. Comme Kell, il était figé, telle une statue, sauf les yeux qui restaient vivants. Debout près du mur, Damrys observait la scène, sans oser intervenir de peur de causer une catastrophe.
Flottant hors de son corps, Kyria regarda la chose qui tentait de prendre forme et se congelait en une silhouette vaguement humaine, verticale et pourvue de quatre membres. Deux yeux brillaient dans ce qui pouvait tenir lieu de tête, du même bleu que ceux de Kell.
La chose veut devenir Kell – elle veut dévorer toute sa vie. Touchant les pensées de la créature, elle sentit une envie délirante de tout ce qui marchait sur la terre sous une forme corporelle. On ne pouvait pas dire qu’elle avait un esprit ; c’était un désir instinctif et obsédant. Si la chose avalait Kell comme elle brûlait de le faire, elle finirait peut-être par acquérir un esprit.
Portant machinalement la main à son corsage, Kyria trouva le fantôme – non, l’âme – de sa pierre-étoile. Dans ce plan astral, elle scintillait comme une flamme. Kyria la visualisa sous forme d’arme, projetant des rayons mortels sur la vorace créature. Au premier impact, la chose émit un hurlement silencieux, que Kyria « entendit » dans sa tête. Elle eut l’impression que ce cri lui brûlait le crâne. Elle dirigea un autre rayon sur les organes vitaux de la créature, qui se recroquevilla sur elle-même.
Cette chose est plus faible que moi. Je suis un être entier et elle n’est qu’un fragment.
Exultant devant la désintégration de la créature, elle rassembla ses forces pour la frappe finale. Dans quelque coin de son esprit résonnèrent les paroles que Damrys lui avait dites : « Tu as un laran guérisseur. »
Je l’ai toujours eu. Et il faut parfois tuer la maladie pour sauver le patient.
Mais ici, il ne s’agissait pas d’une maladie. La chose était une partie de Kell. Observant les vestiges de son pseudo-corps, elle réalisa laquelle. La créature incarnait la violence enfouie en lui et jamais libérée – la morsure qu’il aurait pu faire au bras de sa nourrice, le coup de poing qu’il aurait pu donner à un camarade de jeu, la fille qu’il aurait pu séduire, le chien indressable qu’il aurait pu battre à l’estropier, l’insulte qu’il avait ravalée au lieu de l’exprimer. Pas étonnant que la chose luttât pour se libérer. Pourtant, elle avait le droit d’exister dans sa propre sphère. Ces souvenirs étaient exécrables, mais sans eux, Kell ne pouvait pas conserver l’intégralité de sa personne.
Tandis que Kyria hésitait, la créature se recomposa et se dressa au-dessus d’elle. Se concentrant sur sa matrice en forme d’arme, Kyria la transforma en une bobine de fil, fin et solide comme de la soie d’araignée, qu’elle enroula encore et encore autour de la forme quasi humaine de la chose. La créature captive se débattait dans son cocon scintillant, hurlant de douleur – douleur qui poignait aussi les entrailles de Kyria. Quand elle eut immobilisé la chose, elle la tira vers Kell.
La vie revint dans son regard. Bien que toujours paralysé, il avait repris connaissance. Il savait ce qu’était la créature et ce que projetait Kyria. Ses cris muets firent écho à ceux de la chose. Inexorablement, Kyria les poussa l’un vers l’autre. Contre sa volonté, l’esprit de Kell s’ouvrit pour absorber l’entité vorace.
Au moment de l’union, une déflagration d’énergie explosa du couple. Le feu de la fusion forcée engouffra Kyria et Edric. La tête lui tintait encore quand Kyria réintégra brusquement son corps. Elle vit Edric projeté sur le sol, face contre terre. Damrys tituba de l’avant, et tomba à genoux près d’Edric inconscient.
Kyria s’aperçut qu’elle ne touchait plus Kell. Refermant sa main sur la sienne, en ayant soin de ne pas toucher la pierre-étoile, elle scruta son visage. Il ouvrit les yeux.
– Kyria… tu… tu n’es pas blessée ? La chose a disparu ?
– Pas disparu, murmura-t-elle. Elle est retournée où elle a toujours été.
– Bon sang, tu avais raison. C’était…
Son visage se décomposa. Elle se pencha vers lui et attira sa tête sur son sein. Quand il se dégagea une minute plus tard, elle remarqua que sa peau n’était plus translucide. Il était toujours pâle, mais son sang recommençait à circuler.
Kyria jeta un coup d’œil sur Edric. Damrys passa la main sur sa colonne vertébrale, sans le toucher.
– Il est vivant, annonça-t-elle. C’est plus qu’il ne mérite.
– Tous les dieux soient loués, soupira Kell. Tu avais raison, chiya, il ne savait pas ce qu’il faisait, dit-il, resserrant sa main sur celle de Kyria. Il se trompait sur moi. Que suis-je maintenant ?
– Toi-même, dit-elle portant sa main à ses lèvres. Plus toi-même que jamais.